Comme un murmure dans la foule (rediffusion)

                     
 
Dans le futur, quand le rap français sera enseigné dans les écoles, That’s My People (Supreme NTM, 1998) fera sans nul doute partie des fondamentaux du programme. Avec ses deux notes de piano triste, son scratch made in Method Man et ses couplets sur le malheur existentiel des squatteurs de cage d’escaliers, ce morceau restera dans l’histoire comme la synthèse d’une certaine façon de concevoir le rap mélancolique à la toute fin du 20eme siècle.
 
Enfin, j’ouvre ma gueule, mais je n’ai jamais été vraiment fan de ce titre. Pendant des années, il n’y avait guère que le passage où Kool Shen dit "Construire est ma seule excuse au fait de prendre l’âge", pour réellement m’interpeller. Peut-être parce que je n’étais pas sûr d’en comprendre complètement le sens … Cette chanson restait en tout cas pour moi un monument du rap français, certes incontournable, mais dont la beauté ne me touchait pas. Jusqu’à ce récent vendredi soir. Alors que je m’apprêtais à dormir, j’ai allumé la radio, machinalement. A l’antenne, le rappeur Sinik allait diffuser, dans le cadre d’une carte blanche, un "classique du rap français". Je me suis douté que je n’allais pas échapper à ce That’s My People, mille fois entendu. Secrètement, j’ai quand même espéré qu’on me passerait la reprise live de 2005 (avec Sinik, justement, et Kery James), ou à la limite la suite, réalisée en 2006 par Sinik (encore lui !) et Kool Shen. Mais quand la version originale a débuté, j’ai soupiré en roulant sur mon oreiller. J’avais quand même autre chose à foutre que de réécouter un morceau dont je connaissais tous les couplets sans même l’avoir voulu ! Pourtant, ce soir-là j’ai eu l’impression de le redécouvrir. Peut-être était-ce dû la fatigue, à la magie de l’instant, ou à l’acoustique de ma chambre, mais en tout cas, j’ai entendu That’s My People comme jamais auparavant.
 
Jusque là, That’s My People, c’était pour moi une chanson emblématique du crépuscule de NTM : Kool Shen y prend son envol de rappeur solo alors que Joeystarr, qui n’est même pas cité une seule fois, semble être tout entier renvoyé au passé (cf le clip où il n’apparaît que via des archives en noir & blanc). Sans parler de cette bande-son qui donne au titre des airs de dépôt de bilan de toute une époque… Sauf cette fois, derrière les phrases de Kool Shen, je distinguais une autre voix, plus claire, qui appuyait certaines phrases de son arrogance juvénile, à l’aide de « oh », « ah », et « hun hun » à chaque moment opportun. Entendant ça, j’ai bondi de mon lit et, debout dans le noir, je me suis penché au-dessus de ma radio pour augmenter le son. L’oreille collée à l’enceinte, j’ai commencé à plisser les yeux. A la fin du deuxième couplet, le constat était sans appel : cette voix, c’était celle de Busta Flex ! D’un coup, je comprenais beaucoup mieux pourquoi il apparaissait dans le clip du morceau, à pisser fièrement sur l’affiche du FN. Ce morceau, c’était aussi un peu le sien !
 
Alors que le deuxième couplet défilait, toute l’histoire commune de Kool Shen et Busta Flex m’est revenue en tête. En 1998, Busta Flex c’était un peu la promesse pour Kool Shen d’une nouvelle carrière de mentor de jeunes rappeurs. Busta, c’était le jeune espoir qu’il avait révélé au grand public via le label IV My People. C’était un nouveau complice artistique, aussi bondissant que Joeystarr, mais plus jeune, plus joyeux, plus technique aussi. Seulement, passé le disque d’or de Busta, l’union sacrée du vieux sage et du jeune fougueux n’a pas duré très longtemps. Deux ans en tout. Le temps pour Busta Flex de vouloir enregistrer avec d’autres gens, et pour Kool Shen de le lui interdire formellement. Avant même la fin 1999, Busta était parti en solo. Il n’a, depuis, jamais retrouvé le succès de cette époque. Et Kool Shen, lui, n’a jamais recrée cette complicité, avec aucun autre de ses poulains.
 
Ainsi, au moment du troisième refrain, That’s My People s’était déjà trouvé paré d’une nouvelle signification à mes yeux. Car plus qu’aucun featuring m’as-tu-vu, ce qui rend palpables dans le rap les vrais moments d’amitié, ce sont ça : les petites interventions gratuites, discrètes, même pas créditées. Ces petits mots glissés au détour d’une mesure et ces quelques onomatopés en signe de complicité qui viennent figer des relations souvent éphémères. Dès lors, l’espace de trois petites minutes, debout dans le noir, j’ai été triste pour Kool Shen, j’ai été triste pour Busta Flex et j’ai été reconnaissant envers Sinik pour cette révélation nocturne. Alors, une fois encore, merci à lui. Et tant pis pour moi si j’ai mal entendu.
 
Publié en mars 2008 sur Details Matter 
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