J’ai rencontré Lino (Rediffusion)

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"Et alors ?" me répondrez-vous. Et alors, sans l’album Quelques Gouttes Suffisent, je ne serais pas sûrement pas ici, à déblatérer sur le rap. Me trouver nez à nez avec Lino, ça n’a pas été pour moi qu’une occasion professionnelle. Non, c’était un rendez-vous avec l’Histoire.

 

En vrai, c’était pour une compile de rap. On m’avait convoqué dans un studio près de Montreuil pour réaliser des vidéos où les rappeurs de la compilation présenteraient leur morceau. Du basique. Le seul problème, c’est que dans la liste, il y avait Lino. Et là, d’emblée, j’ai flippé. Je n’avais que moyennement envie de me confronter à ce monument de mon panthéon personnel, un artiste dont j’avais piqué les meilleures phases au lycée pour les recaser dans mes dissertations de français. Quelque part, j’espérais même que Lino ne viendrait pas. Ce qui était d’ailleurs probable, vu qu’il était légendaire pour ses retards à rendre dingue la NASA. Ce jour-là, donc, les gens passaient dans le studio à intervalles  réguliers, écoutaient les morceaux de la compilation et se prenaient leur claque en écoutant celui de Lino. Ca faisait bien deux ans qu’il n’avait sorti aucun projet, depuis son solo Paradis Assassiné qui avait fait un bide en 2005. Mais de toute façon, en dehors de ses apparitions chez les autres, Lino n’avait jamais sorti beaucoup de disques. Alors, après ce revers, il avait repris sa routine et recommencé à poser sur les projets des autres. Ce mois-ci, sûrement, sort un album avec une apparition de Lino. Comme le mois prochain. Et comme celui d’après.

 

En fait, il est arrivé à l’heure. Seul, des grosses lunettes noires sur la figure et visiblement d’humeur taquine. "T’as intérêt à avoir du répondant" m’a dit le mec qui m’avait engagé. Je m’en suis rendu compte quand j’ai énuméré à Lino les questions que j’allais lui poser. M’arrêtant au bout d’une phrase et demi, il a haussé les sourcils, mi-surpris, mi-blasé : "Des questions sur la compilation ? Pourquoi tu veux me parler de ça ?". Silence. "Tu préfères parler du réchauffement climatique". J’ai cru percevoir une lueur d’amusement derrière ses lunettes. Il n’a rien dit mais a attendu que les caméras tournent pour se venger. Durant l'interview, quand je lui ai demandé de parler de son travail avec le producteur du disque, il m’a juste répondu que c’était "un gentil garçon" qui avait, je cite "des bonnes joues". Puis il m’a regardé, d’un air narquois qui signifiait qu’il y avait "un partout" au jeu du plus malin. Le reste était du même tonneau. Faussement dilettante, Lino faisait semblant d’avoir oublié le morceau qu’il avait enregistré ("J’ai écrit ça à l’arrache, je vous dis !"). Plus tard, il a critiqué l’interview en disant, en gros, que c’était à cause de mes questions si le rap avait une image de merde dans les médias. Mais qu’est-ce que j’aurais pu lui demander ? Pourquoi il n’avait pas fait de carrière à la hauteur de ses couplets ? A vrai dire, j’y ai pensé, mais il y avait d’autres rappeurs qui attendaient derrière la porte.

 

Ensuite, on a demandé à Lino de rapper face caméra quelques phases de son morceau. Il a refusé tout net. Allez savoir pourquoi, il a insisté pour faire un couplet inédit, qui n’avait aucun rapport avec le disque en question. Ce n’était pas raccord, mais soit. Il s’est donc mis en cabine et a commencé à rapper. Moi, j’étais là, mais à vrai dire, je n’ai rien écouté. J’étais trop hébété par le spectacle auquel j’assistais. En fait, j’avais un peu l’impression d’être en face de Bruce Banner qui devient L’Incroyable Hulk. D’un coup, sa parole traînante est devenue précise, la gestuelle s’est fait moins molle, la voix s’est fixée sur une caisse claire. En l’espace d’un instant, miracle, le relou s’était changé en rappeur. Je me suis retrouvé bouche bée à fixer la scène sans rien entendre, assailli de flashes de ses anciens couplets. Je me suis pris dans la gueule des bribes de son matérialisme de façade ("passe-moi mon chèque, on fera la révolution plus tard"), de sa lucidité sur sa carrière ("je chante pendant qu’on m’enterre et que le rap chute de la chaîne alimentaire"), de ses limites et aptitudes ("j’ai le mental d’un athlète et les poumons d’un rasta"). Et en leitmotiv m’est revenu ce regard qu’il portait sur lui-même, une "cicatrice de mc" qui se paraphrase pour payer le loyer car, comme il le dit "rapper la banlieue, c’est [son] fond de commerce"

 

"La vie est belle comme une pin-up, une pipe, un strip-tease dans un peep-show … " En 1998 quand Lino avait lâché cette phrase sur l’album d’Oxmo Puccino, elle sonnait comme la déclaration d’un hédoniste qui se léchait les babines avant de croquer l’existence. Mais en 2004, quand Oxmo et Lino avaient intéterprété le titre à nouveau pour un freestyle radio, la phrase dans sa bouche n’avait plus le même sens. Elle résonnait  comme l’inventaire désabusé de ses occasions manquées, de ses albums non faits, des classiques non sortis. Depuis, quand Lino parle de la vie, c’est au pire comme une longue peine à purger ("seule la faucheuse viendra me gracier"), au mieux comme un match truqué. Mais au final, peu importe, tant qu’il reste debout et donne le change. Sans illusion, mais sans apitoiement non plus. Car si dans la vie, tout est tragique, rien n’est jamais non plus vraiment grave. Son couplet fini, Lino est donc parti. Enfin, je crois, je n’étais pas dans les parages à ce moment-là. Mais je peux supposer qu’à son départ, il avait toujours le même pas traînant et la même nonchalance feinte. Celle d’un mec passé à côté de la carrière qu’il méritait et qui depuis, affiche l’arrogance d’un roi sans royaume, à la fois majestueux et décadent. Ou comme il le disait lui-même en 2002 : "Gâcher son talent, c’est mourir un peu".

 

Article publié en 2008 dans Last Mag 24

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