L'abnégation de l'écriveur

Un jour, il faudra lever le voile sur la filmographie de Jean Gruault. Il a beau avoir été un scénariste majeur des années 60 à 80, son travail a été éclipsé par la personnalité de ses réalisateurs attitrés. Ca se comprend : quoiqu'il arrive, les scénaristes ne sont pas des bons préposés à la postérité. Et puis, Gruault a un redoutable ennemi : lui-même. A force de se proclamer écriveur, plutôt qu'auteur, il a découragé les critiques de s'intéresser à lui. Heureusement, avec Ce que dit l'autre, il revisite ses 40 années de travail en tandem(s), à une période où le scénariste n'était plus un créateur à part entière mais déjà un cousin ingrat du réalisateur, subordonné au mal nécessaire d'un film : son scénario. Pourtant, pas d'aigreur dans ses lignes. Gruault a vécu cet effacement comme un fait accompli et non comme une malédiction.

Et puis, scénariste, comme il disait dans l'interview parue dans Scénaristes 1, ce n'était pas sa vocation. Electron libre de la Nouvelle Vague, acteur de second plan, Gruault n'aspirait à aucune place. C'est sûrement grâce à un tel détachement qu'il a pu mener sa carrière sans trop d'ulcères à l'estomac. Néanmoins, ses portraits de Rosselini, son évocation onirique de Truffaut (La Chambre Verte n'est pas loin …) ou son oeil ironique jeté sur son passage en prison à la Libération amènent à penser que Gruault n'a jamais donné sa pleine mesure. D'autant que sa vie dans l'ombre n'a pas été sans conséquence : "Moi même, dans cette cuisine, ne suis-je pas réduit à n'être plus que le protagoniste d'une histoire qu'un autre aurait écrite ?" Et l'autre, est-ce Truffaut, Resnais, Rivette ? Je dirais que c'est plutôt Gruault lui-même, qui étouffe ses pulsions créatrices de romancier derrière le masque de l'écriveur blasé. Au moins, la force du livre est de laisser, enfin, cet 'autre' respirer.

Ce que dit l'autre, éd. Julliard.

 

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